D’un côté, Warren Buffet retire ses billes (4,1 milliards de USD) de TSMC, le plus gros fabricant de semi-conducteurs [1]. De l’autre, la France souhaite investir 5,5 milliards d’ici 2030 et l’Europe 43 milliards… Il y a un truc qui se trame.

Une industrie à forte intensité capitalistique

17 milliards de USD : investissement par Samsung Electronics au Texas (2021) [2]
40 milliards de USD : investissement par TSMC pour une fonderie en Arizona (2022) [3]

Chaque investissement sur un site industriel de semi-conducteurs (les puces électroniques) est colossal. La barrière à l’entrée est très haute : il faut la maîtrise d’une technologie en constante accélération, des besoins qui évoluent tout aussi rapidement et une capacité à se financer plutôt extraordinaire.

Pourtant Warren Buffet nous dit que même si le management de TSMC est bon, son fonds d’investissement peut aller faire plus d’argent ailleurs. Qu’a-t-il vu qui reste invisible au commun des mortels ?

Assurement il connaît ses classiques, l’industrie des semi-conducteurs est cyclique (cf l’exemple de la production de porc graphique ci-dessous [4]), tout le monde sait qu’à un moment ou un autre, la fête va se terminer. On fait durer le plaisir avec de nouvelles technos — le minage de blockchain, l’IA generative (ChatGPT and co) — pour stimuler la demande dans des data centers et des entreprises. Mais combien de temps cela va-t-il durer ? No alt text provided for this image WilfriedC, CC BY-SA 3.0 https://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0, via Wikimedia Commons

Autre élément à prendre en compte, avec un actif de cette taille, il doit tourner à plein régime (disons 99%) pour rentabiliser l’investissement. Quand il y a pénurie (composants d’ordinateurs portables pendant le COVID), on construit de la capacité à coup de milliards et l’argent rentre (sous réserve de ne pas faire n’importe quoi). Mais quand la pénurie cesse, on a de la surcapacité sur le marché ! Autrement dit, mon actif ne tourne plus à 99%, et je perds de l’argent… très rapidement…

Il faut sauter du bateau au bon moment. Et alors avant que ça saute, Warren retire gentiment ses billes ? Probablement. Frederic Huber et Dr. Karl Breidenbach, any thoughts about this ?

Revenons à nos institutions. Si l’Europe veut ravir la place de leader de la fabrication à TSMC, Samsung, GlobalFoundries, il va falloir bien sûr un peu plus de 43 milliards de subventions (au niveau européen, cette stratégie de rattrapage coûterait +400 milliards…). Alors pensez bien avec quelques milliards français…

Évidemment, l’Etat n’est pas (toujours) complément tarte en balançant de l’argent par les fenêtres. Le lecteur attentif, qui pousse sa lecture au-delà des gros titres, sait que l’objectif annoncé est de sécuriser une partie de la fabrication pour nos besoins souverains, et non pas coiffer au poteau les entreprises déjà bien établies.

Deux questions se posent :

Est-ce que le jeu en vaut la chandelle ? Sans informations plus précises sur l'accord (transfert de technologie ?) et sans boule de cristal, seul l’avenir nous le dira…
Nos besoins souverains vont évoluer… et la concurrence ne va pas se laisser faire. Dès lors, que vaudront nos usines si les investissements ne suivent pas dans le temps long ? 

La souveraineté et la chaîne de valeur

Au-delà du risque d’une demande en berne que nous avons évoqué, l’autre risque, c’est l’obsolescence de notre outil industriel qui fabriquerait des produits dont personne ne veut.

Pour comprendre, penchons-nous la chaîne de valeur des semi-conducteurs.

Il y a deux grandes activités dans les semi-conducteurs : la conception (Intel, Samsung, AMD Infineon, STMicro, nvidia, etc.) et la fabrication (TSMC, Samsung, GlobalFoundries, etc.). Mais il y a aussi des fournisseurs, tout aussi stratégiques que le reste ! Une petite pensée à l’entreprise néerlandaise ASML qui doit se tenir gentiment à distance de la Chine sous peine de devoir se subir le courroux de la diplomatie et de la justice étasunienne. C’est donc une affaire d’industriels, de financiers, de financement public mais aussi de géopolitique.

Le problème à résoudre : avec 10% de la chaîne de valeur, est-ce que j’ai “10% de souveraineté” ou je suis plus proche de 0% ?

Analyse de risques

Analysons sur un coin de table la récente nouvelle d’investissement à Grenoble de STMicro et GlobalFoundries : c’est un investissement de 7,5 milliards d’euros avec un soutien de 2,9 milliards de l’État [5] !

Si la France sécurise sa capacité de fabrication, elle reste tributaire des concepteurs pour lesquels elle fabrique leurs produits. Bonne nouvelle, STMicro est un concepteur ! Mais il faudra s’assurer que STMicro reste dans la course de l’innovation. Il faut donc aussi soutenir la filière de ce côté-là : formation d’ingénieurs, financement de la recherche (le budget annuel R&D de l’industrie est de 84 milliards de USD), etc.

Lorsque le marché de la fabrication sera en surcapacité, est-ce que la fonderie de Grenoble sera dans une niche commerciale suffisamment robuste pour passer l’hiver au chaud ? Ou sera-t-elle revendue à vil prix ? Est-ce que l’Etat saura se montrer intraitable dans une telle situation et protéger l’effort du pays dans cette aventure industrielle ?

Bien sûr, réjouissons-nous d’une politique industrielle volontariste, mais restons vigilant sur ces investissements, une politique industrielle ne se limite pas à de grands coups de subventions, d’investissements, et de communiqués de presse. Il faut aussi savoir suivre son investissement pour le faire fructifier en utilisant tous les leviers disponibles d’un État souverain.

Références

[1] https://edition.cnn.com/2023/04/12/tech/taiwan-buffett-tsmc-sale-hnk-intl/index.html

[2] https://www.samsung.com/us/sas/News/Detail/202111230901001_News_2021FabExpansion

[3] https://edition.cnn.com/2022/12/06/business/tsmc-arizona-investment/index.html

[4] https://en.wikipedia.org/wiki/Pork_cycle

[5] https://www.lemonde.fr/economie/article/2023/06/05/semi-conducteurs-l-etat-apportera-une-aide-de-2-9-milliards-d-euros-pour-l-usine-de-crolles_6176256_3234.html